Une simple question de goûts...
Site LaCritique.ca - 4 septembre 2003

Si nous prenons au pied de la lettre le fameux dicton « les goûts ne se discutent pas », on pourrait facilement en conclure que le goût en art est une affaire exclusivement personnelle et qu'il n'y a rien à dire de plus. Est-ce que nos goûts sont vraiment si personnels que nous pouvons être portés à le croire ? Pourquoi un type de musique nous amène au 7e ciel alors qu'un autre nous hérisse les poils sur le corps ? Pourquoi la littérature américaine susurreuse des années 1990 attire un si large public et une littérature française plus avant-gardiste et plus créative en laisse plusieurs indifférents ? N'y aurait-il pas des raisons qui vont bien au-delà des goûts purement personnels et de la valeur artistique de cette musique et de ces auteurs ? Supposons que la musique que nous détestons le plus est le rap. Est-ce vraiment parce que le rap n'est pas bon? Si ce serait le cas, pourquoi alors un si grand nombre de jeunes et même moins jeunes l'aime ? Ces jeunes ont tendance à être rebelles, entre autres choses. Se peut-il justement que nous n'acceptions pas la forme de rébellion que le rap véhicule socialement parce qu'elle est à l'encontre de nos propres idéaux sociaux et politiques ? Par ailleurs, nombre de gens n'aiment pas la musique classique parce qu'elle est représentative d'une certaine bourgeoise, alors que d'autres l'apprécient justement pour cette raison. Il s'avère que nos goûts ont en fait un plus grand fondement social, culturel et parfois même politique que la plupart d'entre-nous voudrons bien l'admettre. Et leurs bases proprement artistiques et/ou esthétiques ne viennent fort souvent qu'au deuxième rang.

Sur quelle base établissons-nous nos goûts ? En d'autres mots, sur quoi nous basons-nous pour affirmer qu'une chanson est bonne, qu'un artiste est bon, qu'un roman est fantastique, qu'un film est excellent ou autre ? En fait, si on pose la question suivante à n'importe qui : pourquoi aimes-tu telle ou telle musique, tel ou tel film, tel ou tel livre ? La plupart du temps la réponse sera la suivante : parce que c'est bon. Si on demande : pourquoi trouves-tu ça bon ? La réponse risque d'être : parce que j'aime ça. Si on continue pour demander : pourquoi aimes-tu ça? La réponse risque d'être : « parce qu'il ou elle est bon(ne)… ». Et si on demande d'aller plus loin, la réponse est soit des « euh, ah, ben, eh, well, t'sais… parce que c'est bon... », ou encore « c'est de mon goût, un point c'est tout ! ».

Il est évident que tous, nous avons des goûts bien définis. Nous savons généralement ce que nous aimons et ce que nous n'aimons pas en matière d'art, de musique, de livres ou de films, sans toutefois se poser trop de questions. Ainsi, si on nous demande d'élaborer plus à fond des raisons pour lesquelles on aime un type de musique ou de film et on en déteste un autre, nous ne savons généralement pas quoi répondre. À tout le moins, nos réponses sont souvent des tergiversations courtes et plutôt vagues.

Il s'avère qu'à bien des égards, nous réfléchissons très peu sur les raisons à l'appui de nos goûts en matière d'art. Nous prenons nos goûts pour acquis : on aime telle ou telle musique parce qu'on la trouve bonne. Pourquoi la trouve-t-on bonne ? On ne sait pas trop quoi dire. Avec les années, on peut trouver matière à réponses plus élaborées, mais chez les adolescents et les jeunes adultes, par exemple, la réflexion sur leurs goûts est plutôt minimale. Les goûts d'un grand nombre de personnes semblent être basés sur une certaine forme d'instinct. Nous apprenons beaucoup de chose à l'école, mais celle-ci (et même notre société dans son ensemble) ne nous apprend aucunement à être introspectif et à réfléchir sur nos goûts, sur ce qu'on aime et sur les raisons pour lesquelles on aime ce qu'on aime.

Si nous aimons un type de musique ou un artiste, ce n'est certainement pas le fruit du hasard et ce n'est sûrement pas et uniquement parce qu'« il est bon ». Il existe plusieurs facteurs tant sociaux et culturels, et même politiques, à certains égards, qui justifient qu'on considère une musique ou un artiste « bon ». Ces facteurs forgent et modèlent ce que nous aimons et même comment nous allons les aimer et, surtout, ils mettent en lumière des attitudes, comportements et tendances sociales facilement discernables face à nos goûts en art. Je désire vous présenter ici les grandes lignes de quelques-unes des plus prégnantes de ces tendances, sans cerner bien sûr l'ensemble du phénomène, qui est beaucoup complexe que ces quelques commentaires. Je vais faire référence principalement à la musique, étant le domaine artistique que je connais le plus, étant moi-même musicien, mais surtout, étant celui qui semble avoir aujourd'hui le plus profond impact socioculturel.

En termes très généraux, quelles sont les sources de nos goûts en musique ? Sur quelle base les établissons-nous ? Il semble que le ou les types de musique qui nous donnent les meilleurs plaisirs esthétiques sont liés en grande partie, soit à notre situation psychosociale (c'est-à-dire la couche sociale d'où nous sommes née), ou plus spécifiquement, soit aux idéaux, valeurs et croyances sociales et culturelles sur la base desquelles nous définissons et établissons notre identité. En d'autres mots, on aime un type de musique pour ce qu'il représente socialement, du fait qu'il véhicule des valeurs sociales auxquelles nous nous identifions, c'est-à-dire qui sont similaires ou analogues aux valeurs psychosociales qui définissent notre identité sociale. On n'apprécie pas un type de musique pour ce qu'il est, tant musicalement qu'esthétiquement, mais plutôt, et je dirais même surtout, pour ce qu'il représente socialement, bien que la plupart d'entre nous refuserons de l'admettre. Nous apprécions difficilement un type de musique si les valeurs et croyances sociales qu'il véhicule sont à l'encontre de celles auxquelles nous nous identifions et qui, pour nous, représentent une forme de vérité psychosociale. Le cas du rock ou rap qui sont dénigrés par une certaine bourgeoisie politique aux États-Unis parce qu'ils sont trop rebelles en est un bon exemple. Il est difficile d'apprécier ces types de musique si nous ne nous identifions pas à cette forme de rébellion, surtout politiquement. Ou encore, nous n'apprécierons pas la musique classique si elle représente à nos yeux la bourgeoise et le pouvoir social qu'elle possède.

Un exemple très représentatif de ce que je suggère ici est le type de musique de notre jeunesse (de l'adolescence jusqu'à 25 ans environ). Pour la plupart des gens, la musique qu'ils écoutaient et appréciaient à cette époque est leur musique de choix. Même s'ils peuvent entendre aujourd'hui plusieurs autres types de musique tout aussi agréable, celles qui leur procure le plus grand plaisir est celle(s) de leur jeunesse, soit celle(s) qui ont participé à définir qui ils étaient socialement. Plusieurs sociologues de la musique (par exemple, le britannique Simon Frith) indiquent clairement que l'identité de la jeunesse en ce XXe siècle est fortement dépendante de la musique et des artistes que cette jeunesse écoute.

Nous apprécions ainsi un type de musique parce que nous nous identifions à ce qu'elle représente socialement : elle corrobore en quelque sorte notre identité sociale. Par conséquent, tout autre type de musique est considéré et critiqué sur la base de cette identification. Dès qu'un type de musique est trop différent de notre type ou nos types de musique « étalons », il est déprécié. On peut remarquer cette attitude surtout à l'égard de musiques traditionnelles asiatiques, par exemple, dont les sonorités sont très différentes des sonorités des musiques occidentales ou des musiques occidentalisées. Notre dépréciation a bien sûr une base esthétique : ces sonorités vont à l'encontre de ce qui définit pour nous « la » musique. Nous pouvons apprécier par contre ces musiques dites « worldbeat », parce qu'elles ont été modifiées de façon à cadrer avec celles auxquelles nous nous identifions, soit ces types de musique hybrides entre une musique traditionnelle et l'hégémonie de la musique occidentale.

De toute évidence, nous ne pouvons écouter et apprécier tout ce que nous retrouvons sur le marché, surtout avec la quantité croissante de types de musique et d'artistes qui s'offrent maintenant à nous, et à la surcommercialisation de tout ce qui est musique sous toutes ses formes, surtout maintenant par l'entremise d'Internet. Nous devons faire des « choix », choix qui sont généralement fait en fonction d'une identification psychosociale, en fonction de valeurs et de croyances qui définissent et déterminent notre identité sociale. Bon nombre de personnes ne vont considérer qu'un type de musique unique qui sera alors leur musique de prédilection, alors que d'autres personnes écoutent et apprécient un plus large nombre de types de musique. Il semble que plus notre identification psychosociale est ferme et intense, plus limité nous serons dans nos choix musicaux, pouvant n'être que l'appréciation d'un type de musique unique. Nous retrouvons ordinairement cette attitude chez les adolescents qui cherchent justement à établir leur identité psychosociale. Plus cette identification est flexible, cela nous donne la possibilité d'apprécier un plus large nombre de types de musique. Cette attitude semble se développer avec l'âge.

En d'autres mots, nous apprécions au départ les types de musique qui correspondent à notre identité sociale et les valeurs auxquelles nous nous identifions. Plus flexible nous serons dans cette identification, plus nous serons en mesure d'apprécier des types de musique, parfois des plus étranges. Moins flexible nous serons, plus nous n'apprécierons que des types de musique qui devront correspondre le plus directement à notre identification.

Une autre attitude qu'on remarque lorsque nous parlons de goûts en matière de musique et d'art est que nous avons tendances à universaliser nos propos. Par exemple, du côté de la musique classique occidentale, pour le mélomane et le connaisseur averti, l'académicien ou l'érudit, « musique » sous-entend habituellement la musique classique. Nombre de musicologues, théoriciens et philosophes de la musique font très peu état des musiques autre que la « vraie » musique. S'ils le font, la musique classique occidentale devient alors la jauge à partir de laquelle tout autre type de musique est comparé et alors dénigré. Le compositeur autrichien de la première moitié du XXe siècle, Arnold Schoenberg, décrit fort bien cette situation par l'aphorisme : « si c'est de l'art, ce n'est pas pour tous; si c'est pour tous, ce n'est pas de l'art ».

Cette attitude d'« universalisation » se remarque facilement, que nous soyons adeptes de rock, de jazz, de country western, de rap, de musique classique, ou de tout autre type de musique. La musique que nous considérons nôtre devient « la » « M »usique, avec un grand « M ». Tout autre type de musique est alors comparé, apprécié et/ou dénigré sur la base de celle-ci. Notre musique de choix devient alors une sorte d'universel. Par cette attitude, nous considérons avoir raison, et nos critiques ont une sorte de force de vérité et ce, tant à l'égard d'un type de musique que nous connaissons ou ne connaissons point, qu'à l'égard d'un artiste même, et ce, même si un ami dit totalement le contraire de nous.

Cependant, cette attitude est fort paradoxale : D'une part, nous donnons force de vérité à nos goûts et nos critiques que nous considérons tout à fait personnels et, d'autre part, nous considérons que la musique ou encore un artiste est la source même de nos goûts. « Si nous l'aimons, c'est parce qu'il est bon. » Est-ce vraiment l'unique raison ? Je suggère plutôt que nous l'aimons parce que ce qu'il nous offre comme artiste correspond à ce que nous recherchons comme expérience esthétique. D'une certaine façon, nous présentons ce que je pourrais appeler des paradoxes imbriquées : d'une part, on considère nos goûts entièrement personnels, tout en les universalisant et, d'autre part, bien que prétendument personnels, la source de notre plaisir esthétique est donnée à l'artiste même. Si nos goûts sont si personnels, comment pouvons-nous les prétendre universels et, de plus, engendrer par nos artistes et nos vedettes ? Il y a contradiction ici. Si nous désirons vraiment parler de goûts d'une façon personnelle, nous devrions alors pouvoir en discuter de long en large et explicitement, ce qui ne semble pas être le cas. Nous nageons ici dans les paradoxes et la contradiction.

D'autre part, un facteur déterminant dans nos goûts musicaux est une certaine connaissance et érudition du ou des types de musique que nous apprécions. Plus nous avons une connaissance d'un type de musique, plus nous l'apprécierons, pour nous augmenterons et renforcerons le plaisir esthétique. Il est évident qu'à l'écoute d'un type de musique qui nous est tout à fait inconnu, les risques de ne pas l'apprécier sont accrus du fait que nous ne le connaissons point. Par exemple, il est difficile pour la plupart d'entre nous d'apprécier lors d'une première écoute des ragas indiens, la musique de Gamelan javanaise ou balinaise, et encore moins la musique de court japonaise, le Gagaku (musique millénaire fort étrange à nos oreilles occidentales), la musique solo du shakuhachi (la flûte de bambou japonaise dont le répertoire comprend principalement des pièces à caractère méditatif), ou encore les voix nasillardes de l'opéra de Pékin. Sans initiation préalable, il sera difficile pour plusieurs d'entre nous de comprendre l'esprit musical et esthétique de ces musiques. Toutefois, la reconnaissance de la valeur esthétique d'une forme de musique inconnue et incompatible avec « notre » musique est, je crois, dépendante de l'intensité de notre identification à des valeurs esthétiques qui définissent ce qu'est la musique pour chacun de nous, de ce besoin (parfois inflexible et ultime) de se retrouver en terrain connu esthétiquement parlant, donnant l'impression que l'inconnu socioculturel de certaines musiques déroute et même bouscule notre plaisir esthétique.

Finalement, je ne nie aucunement que chacun de nous recherche dans la musique une forme d'extase et de transcendance esthétique. Plus nous nous identifions à un type de musique, plus nous en faisons notre musique de choix, plus ce plaisir et cette transcendance esthétique sera profonde et intense. N'est-ce pas un des buts ultime de l'art ? Au XIXe siècle, les écrivains et peintres français parlaient de l'art pour l'art, distinct de tout ce qui ne l'est pas, similairement à l'aphorisme d'Arnold Schoenberg cité plus haut. En fait, la majorité des livres publié en esthétisme discutent presqu'uniquement de cet aspect de notre rapport avec la musique et toute autre forme d'art, soit la recherche d'une plaisir esthétique individuel, transcendantal et, j'oserais même dire, égocentrique. L'individualisme occidentale donne comme résultat qu'on ignore l'aspect psychosocial qui sous-tend nos gestes, idéaux (politiques, spirituels et autres), valeurs, croyances et, par conséquent, nos goûts. Ces auteurs ne tiennent aucunement compte du contexte et des systèmes de valeurs socioculturels qui donnent à toute type de musique tout son sens et sa valeur esthétique. Toute forme de musique est entièrement dépendante de ce contexte socioculturel qui l'a fait naître et qui le nourrit. Sans ce dernier, cette musique ne pourrait être appréciée dans toute sa valeur. Lorsqu'on écoute des ragas, nous reconnaissons et respectons le contexte culturel de ce type de musique; par contre, nous ne le faisons point lorsqu'il s'agit de la musique occidentale. Du fait que notre société occidentale ne s'intéresse surtout qu'à l'aspect individuel de notre plaisir esthétique et ne reconnaisse aucunement tous les antécédents, la symbolique et même la mythologie socioculturelle sous-tendant toute forme de musique, nous en reconnaissons difficilement le rôle et l'impact. Selon ces auteurs, l'art existerait par lui-même, indépendamment du contexte socioculturel qui l'a fait naître et qui le soutient : l'art serait, selon eux, bien au-dessus des banalités de la vie de tous les jours. Ces banalités de la vie de tous les jours influencent tout, même notre plaisir esthétique, qu'on le désire ou non, qu'on l'admette ou non.

Ces constatations sont, j'en conviens, caricaturales à bien des égards. Et je n'ai qu'effleuré le sujet. Mon but ici était surtout de faire prendre conscience qu'il y a plus à nos goûts qu'une simple question goûts, que plusieurs facteurs sociaux et culturels, que la plupart d'entre nous prennent pour acquis, y jouent un rôle plus important qu'on est prêt à l'admettre. Le problème ici est le suivant : nous prenons pour acquis nos valeurs, nos croyances, nos mythes sociaux et nous les remettons rarement en question. Étant des acquis, ils deviennent à nos yeux une forme de vérité et de réalité. Il en est de même avec nos goûts. Pourtant l'acquis dans cette situation n'est pas uniquement nos goûts ou la musique, mais surtout le contexte social et culturel dans lequel nous modelons nos goûts, contexte qui codifie ce que représente toute musique à nos yeux. Il faut un cadre pour nourrir et faire évoluer nos goûts et ce contexte est avant tout socioculturel.


© 2003 Bruno Deschênes

                          


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