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Critique de la critique !
Site LaCritique.ca - 3 avril 2003

Le simple fait d'entendre le mot « critique » en fait grincer plusieurs des dents. D'une part, le critique fait peur, parce que, qu'il ait raison ou non, que sa critique soit fondée ou non, qu'ils soient bien informés ou non, certains lecteurs risquent de le prendre au sérieux ; et cela peut avoir, à l'occasion, des conséquences néfastes chez celui qui est critiqué. Mais, paradoxalement, le critique peut ne pas être pris au sérieux parce qu'il est souvent perçu comme un polémiste, un tapageur, un agitateur ou un « plaignard », toujours à l'affût de la moindre faille, de la moindre lacune, du moindre bobo. Il peut aussi être perçu, d'une part, comme un perpétuel insatisfait, si ce n'est un frustré, qui ne trouve jamais rien de bon chez les autres et, d'autre part, comme un arrogant qui utilise sa situation de critique pour lâcher son dévolu sur ceux qu'il critique.

Lorsqu'on parle de critique, on fait généralement référence aux critiques artistiques (musique, théâtre, films, livres, etc.), aux éditoriaux ou divers commentaires journalistiques en matière sociale, politique, religieuse ou autre. Dans les lignes qui suivent, je désire soumettre quelques réflexions, bien personnelle il va sans dire, sur le sujet dans le but, non pas de trancher sur le sujet, mais surtout de soulever un certain questionnement. Par ailleurs, je ne dénigre pas la critique ; au contraire, je la considère essentielle puisqu'elle force à la réflexion, à la remise en question, elle est même créative à plus d'un égard. Mais je crois qu'il est indispensable à l'occasion d'en faire le point. La critique ne doit justement pas être étanche à ce qu'elle est, sans ça elle risque de devenir un tantinet « despotique », tel le despote qui refuse toute critique de son peuple. Je vous propose dans les lignes qui suivent une mise en situation forte succincte et incomplète, bien sûr, de ce qu'est faire de la critique, qu'il y a de bons et, bien sûr, de mauvaises critiques, et, surtout, être critique n'est pas nécessairement dire tout ce qui nous passe par la tête, en toute irrévérence des conséquences. En fait, critiquer n'est pas une tâche aussi simple qu'elle le laisse croire.

À la base, la critique peut se définir comme suit : porter un jugement d'approbation ou de désapprobation à l'égard d'une situation (tant sociale, politique, religieuse, etc.), un artiste, une œuvre d'art (un livre, une peinture, etc.), un spectacle et autres. Il va sans dire que la critique n'est pas le lot de personnes choisies. En fait, elle fait partie du quotidien de tout un chacun, se diluant dans nos propos et nos pensées, nos croyances et nos valeurs. Les sources multiples de nos critiques découlent en grande partie d'idéaux sociaux, culturels et même spirituels ou religieux auxquels nous nous identifions. La source de la critique plonge directement dans ce que nous considérons bon, valable et vrai. Elle est soit notre réponse à une valeur sociale ou culturelle à laquelle nous identifions (nous jugeons alors négativement ce qui va à l'encontre), soit notre réponse à une valeur à laquelle nous ne nous identifions pas du fait qu'elle va justement à l'encontre de celles auxquelles nous nous identifions (par exemple, nous pouvons être critique à l'égard du rap et de ce qu'il représente psychosocialement). La critique dépend directement de nos croyances et des valeurs sociales et culturelles que nous considérons vraies, justes ou valables, et la sévérité de nos critiques est relative à l'importance que nous accordons à celles-ci. Par ailleurs, la critique peut aussi devenir un blocage et un filtre, tant personnel que collectif ; par elle, nous pouvons refuser d'admettre que quelque chose d'autre soit aussi valable, si ce n'est meilleur que ce que nous croyons. Nous pourrions dire qu'elle est prise de conscience, mais jusque dans quelle mesure si elle est impunément utilisée à mauvais escient ?

Si nous désirons devenir critique et nous faire connaître dans la presse ou autrement, sur quelle base alors établissons-nous notre jugement ? Une base personnelle, avec ou sans connaissance de cause, une base académique, professionnelle ou autre ? Le critique doit avoir, me semble-t-il, une connaissance de base de ce qu'il critique s'il désire être crédible. Toutefois, cette connaissance peut varier tout dépendant de la situation. Si on désire simplement porter des commentaires sur un événement qui, en apparence, est irrégulier, injuste ou malhonnête, par exemple, il n'est probablement pas obligatoire ou essentiel d'avoir une connaissance de fond de la situation. Par exemple, un événement politique, un geste posé ou une parole dite par un politicien qui a une portée sociale chez une communauté quelconque. On peut porter un jugement honnête et sensé. Mais même là, il faut au moins connaître la situation de départ et le commentaire du politicien.

Par contre, la critique de livres scientifiques nécessite d'avoir une connaissance de base du domaine d'expertise de l'auteur ainsi que de la théorie scientifique sur laquelle le ou les auteurs basent leur recherche. Les questions généralement posées par le critique sont les suivantes : est-ce que l'auteur se conforme à la théorie ou non ? Est-ce que ses hypothèses sont basées sur des théories connues et reconnues ou non ? Est-ce que cette recherche apporte une nouvelle lumière sur le phénomène étudié ? Et autres questions similaires. Suite à ma lecture régulière de ce type de critique, étant moi-même un critique de livres scientifiques et ayant été critiqué pour divers articles de mon cru, on remarque un problème flagrant : le critique est souvent partisan d'une théorie scientifique spécifique (que ce soit le formalisme, le post-modernisme et autres théories en « isme »). Ses critiques cherchent à déterminer si l'auteur respecte cette théorie ou non. Dans l'affirmative, l'auteur est encensé ; mais dans la négative, il est alors dénigré et sévèrement critiqué parce qu'il ne la respecte pas, comme si la théorie prônée par le critique a précédence sur les nouvelles découvertes que le chercheur propose. Bien que le rôle d'un chercheur est de faire avancer la science, s'il sort trop des sentiers battus de la théorie sur laquelle ses recherches sont basées ou des grands courants de pensée, il risque d'être sévèrement critiqué et même dénigré. Toutefois, on remarque cette attitude beaucoup plus aux Etats-Unis qu'en Europe. En Europe, on accepte qu'un chercheur sorte des sentiers battus d'une théorie, alors qu'aux Etats-Unis, fort souvent elle a religieusement force de « vérité ». Si un phénomène ne correspond pas à la théorie, le phénomène est considéré comme inexistant ou faux. Et on refuse très souvent de remettre la théorie en cause.

Deux exemples. En 1975, le physicien Fritjof Capra, qui travaillait alors à la célèbre université de Berkeley en Californie, a publié son best-seller « Le tao de la physique ». Il a été ouvertement décrié et a subséquemment perdu son boulot. Il est devenu un hérétique du XXe siècle. Encore aujourd'hui, après plus de 25 ans, si un étudiant désire utiliser cet auteur comme référence pour une thèse, il risque fortement d'être intentionnellement coulé par le comité de soutenance de thèse.

Au début des années 60, les astrophysiciens ont pu étudier la vitesse de la lumière entre la terre et vénus, ce qui n'était pas possible avant. Les résultats obtenus ne correspondaient pas parfaitement aux formules d'Einstein sur la vitesse de la lumière. Chez certains chercheurs, autour de 20 % des résultats seulement correspondaient aux calculs d'Einstein. Malgré cela, les autres 80 % étaient ignorés alors qu'ils auraient dû soulever un doute à l'égard des formules d'Einstein. Il s'avère qu'en additionnant une variable particulière, les résultats de ces 80 % prenaient tout leur sens et que c'était justement les autres 20 % qui seraient fautifs. Certains physiciens ont tenté en vain de soulever le point. Ils ont été ignorés et même sévèrement critiqués, et le sont encore aujourd'hui, parce qu'ils osent remettre en cause les théories d'Einstein qui sont considérées sacro-saintes et, par conséquent, dogmatiquement intouchables. Le seul pays à officiellement reconnaître cette situation est la Russie.

Le point que je désire soulever ici, et qui s'applique à toute forme de critique, est que le critique part bien souvent d'idées préconçues. Il élabore, tant consciemment qu'inconsciemment, une « théorie » qui définit comment ce qu'il désire critiquer devrait être. J'ai rencontré en une occasion un critique d'art new-yorkais qui répondait à chaque question qu'on lui posait : « ma théorie à propos de cet artiste est… », « ma théorie concernant cette forme d'art est… ». Le problème est que la théorie en vient à avoir préséance sur ce qui est critiqué. Elle peut devenir un filtre tellement imposant que ce qui est critiqué devient parfois tout à fait secondaire, ou seulement un prétexte au critique.

La situation est fort semblable chez le critique artistique. Il se forge une « théorie » de ce qu'est une bonne musique à partir de ce qu'il aime personnellement, et tout passe dans le moule, si ce n'est le « joug », de celle-ci. Il semble être plus préoccupé par ses idées, ses points de vue, ses théories et les failles qu'il trouve que le spectacle même. J'ai entendu quelques commentaires d'un critique de théâtre new-yorkais qui se traduit comme suit : « La pièce s'est déroulée sous condition adverse : le rideau était levé. », ou encore : « Le décor était absolument merveilleux, mais les acteurs passaient leur temps à passer devant. » Nous avons un critique de musique montréalaise, dont je préfère taire le nom, qui est reconnu, non pas pour la qualité ou le manque de qualité de ses critiques, mais pour son partie pris à l'égard d'artistes connus. Tel violoniste est le meilleur, TOUS les autres ne valent rien. Tel pianiste est le meilleur, il n'y a alors rien à dire sur les autres. Nous pouvons tous citer maints exemples similaires. À certains égards, leurs critiques en disent plus long sur eux, sur leurs états d'esprit, leur arrogance, leur fatuité et leur condescendance que sur les artistes qu'ils critiquent. Malheureusement, on les lit et, parfois, on les prend au sérieux.

Quel est le rôle du critique ? Si le rôle du critique est de porter un jugement à l'égard de quelque chose, pourquoi alors avons-nous souvent l'impression qu'il est frustré, qu'il ne cherche qu'à engendrer polémiques, qu'il parle comme si ce qu'il dit était la vérité même, comme si uniquement ce qu'il aime est bon ? Ne devrait-il pas avoir une certaine impartialité, relativité d'esprit ou, à tout le moins, un sens du jugement équitable ? Dès qu'un critique démontre un partie pris, il risque de ne pas être pris au sérieux du fait qu'il est biaisé ; il le sera par contre par ceux qui pensent comme lui. Il va sans dire que le critique n'est pas le seul à penser ce qu'il dit ; ses propos sont partagés par plusieurs autres personnes, personnes dont il désire justement attirer l'attention.

Plusieurs diront que le critique dit à haute voix ce que d'autres pensent tout bas ou ne sont pas en mesure de dire, ou bien qu'ils ne peuvent dire qu'à des amis, devant une bouteille de bière. Le critique peut être en désaccord complet avec un geste politique ou un artiste, mais il doit, je crois, être sensé et équitable dans son propos et non exprimer le tout sur un ton et une attitude condescendants, s'il désire qu'on le prenne au sérieux et qu'on porte attention à son propos.

Un ami suggérait que la critique soit « la sève de la polémique ». Est-ce que le lot du critique est principalement de soulever des polémiques, qui pour plusieurs signifient « chialer » ? Il y a beaucoup plus que cela à la critique. Il faut informer, soulever un doute, mais surtout faire prendre conscience de choses que les gens ne réalisent pas ou ne constatent pas, bien qu'il puisse être biaisé par obligation. Le meilleur exemple est le critique politique qui se doit d'appuyer le point de vue et le partie pris du journal ou du magazine pour lequel il travaille s'il désire garder son job. Tant que nous avons un partie pris, le critique ne sera jamais impartial. C'est peut-être ça justement le lot de la critique : une partialité dans laquelle nous désirons amener les lecteurs ! Cette attitude peut malheureusement devenir dogmatique.

Par ces quelques commentaires, je soulève évidemment et, surtout, volontairement une certaine polémique.Je risque fortement de me faire rabrouer. Je ne prétends aucunement avoir raison. Je suis bien sûr impartial et biaisé à ma façon. Mon but ici était de prendre un recul sur ce geste que plusieurs d'entre nous posent. Lorsqu'on critique, on partage des idées, une compréhension, une réflexion, un doute et/ou un jugement à l'égard d'événements et de gens. Mais tout autant, on désire être entendu pour que nos propos soient acceptés et reconnus comme valable, sans ça on ne se lancerait pas dans l'aventure. Mais ce n'est malheureusement pas toujours le cas. Dans beaucoup de cas, l'attitude du critique peut fort souvent en dit plus long sur lui-même que sur ce qu'il critique.


© 2003 Bruno Deschênes

                          


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