Les goûts musicaux
www.cybermusique.com - 17 janvier 2000

Si nous jetons un coup d’oeil sommaire sur la situation musicale en occident au siècle dernier, il n’existait à proprement parler que trois types de musique: celle qu’on appelle aujourd’hui la musique classique, la musique folklorique et une certaine forme de musique populaire. Cette dernière était la musique des Strauss, d’Offenbach et autres musiciens semblables qui ont été considérés comme les premiers compositeurs de musique populaire, même si aujourd’hui ces derniers ont été reclassés comme faisant partie de la musique classique. De nos jours, la situation est évidemment tout autre. Nous retrouvons la musique classique et tous ses styles, la musique folklorique, mais surtout des musiques populaires, que ce soit le jazz, le blues, le rock, le country western, le pop, le techno, le disco, le rap, et bien d’autres, ainsi que des types de musique de provenance non occidentale, qu’ils soient populaires comme le reggae ou le raï, ou plus traditionnels comme la musique de Gamelan balinaise, les ragas indiens, le Gagaku japonais ou le chant Sufi.


Au siècle dernier, les goûts musicaux s’établissaient en grande partie sur la base de la classe sociale d’où l’on provenait. L’aristocratie et la bourgeoisie montante du XIXe siècle écoutaient principalement la musique classique et la première musique dite populaire de l’époque, alors que les classes moins fortunées écoutaient surtout une musique à tendance plus folklorique, ou à tout le moins non classique. Depuis le début du XXe siècle, grâce aux technologies modernes telles la radio, la télévision, les chaînes stéréos et aujourd’hui les technologies digitales dont le CD, le multimédia, l’Internet et le DVD, nous nous retrouvons devant une tout autre situation. Nous faisons face en fait à une situation contraire. Grâce à ces technologies, nous assistons à une prolifération des types de musique, tant par la création quasi-régulière de nouveaux types de musique, autant en occident que partout dans le monde, et à la diffusion de types de musique de sources non occidentales. Tout mélomane n’est plus en mesure d’écouter, et par conséquent d’apprécier, qu’un type de musique unique, lié à une situation sociale spécifique. Il ou elle a la possibilité d’écouter un large nombre de types de musique, indépendamment de sa souche sociale.

Devant une telle «anarchie» musicale, sur quelles bases nos goûts musicaux s’établissent-ils? La majorité des traités en musicologie, en esthétisme, ou encore en philosophie de la musique, étant produit par des académiciens, ne tiennent en ligne de compte presqu’uniquement que la musique classique et ignore presque totalement le phénomène des musiques populaires et surtout de la diversité musicale que la situation en ce XXe siècle a engendré. De ce fait, il ne s’est rien publié de pertinent sur de l’influence des nouvelles technologies et la prolifération des types de musique sur nos goûts musicaux au XXe siècle. Même, les recherches en psychologie et en cognition de la musique utilisent principalement, encore aujourd’hui, des extraits de musique classique. La gent scientifique semble considérer que les principes d’écoute de la musique classique peuvent être universalisés à l’écoute de tous les types de musique existant. Il ne faut pas oublier que pour un large nombre d’académiciens, les musiques populaires ne sont tout simplement pas de la musique. Je mentionnais dans une chronique précédente une célèbre aphorisme plutôt irrévérencieux du compositeur autrichien Arnold Schoenberg «Si c’est de l’art, ce n’est pas pour tous. Si c’est pour tous, ce n’est pas de l’art. » En ce sens, pour les académiciens «musique» sous-entend tacitement «musique classique». En d’autres mots, ;a science étudie encore aujourd’hui les goûts musicaux selon des prémisses provenant en grande partie du siècle dernier liées à la musique classique européenne, prémisses qui ne tiennent aucunement en ligne de compte l’influence historique des technologies contemporaines et de la profusion des types de musique actuels.

Sans cerner bien sûr l’ensemble du sujet, j’aimerais me permettre de tenter de succinctement répondre à la question suivante : comment semblons-nous établir nos goûts musicaux, surtout relativement à la situation actuelle plutôt éclatée en cette fin du XXe siècle. Il s’avère que, lorsqu’on parle de musique, nous avons tendances à universaliser ce qu’on entend par musique. Pour l’érudit, la musique fait référence indubitablement à la musique classique, alors que pour le jeune adolescent, la musique égale un type de rock particulier, ou encore pour le jeune noir d’un ghetto américain, musique veut dire rap. Nos goûts musicaux s’établissent au départ en fonction de la situation sociale dans laquelle nous sommes née, mais plus spécifiquement en fonction d’une identification à des valeurs et croyances sociales particulières. Une jeune noire d’un ghetto américain a la possibilité de devenir une star de l’opéra, alors que le fils d’un riche aristocrate peut facilement devenir une star rock ou pop. On n’apprécie pas un type de musique pour ce qu’elle est, mais plutôt pour ce qu’elle représente pour nous. C’est en s’identifiant à ce qu’un type de musique véhicule comme valeurs et croyances sociales et ce que ces dernières représentant socioculturellement que nous déterminons nos goûts musicaux et non pour des raisons prétendument esthétiques ou musicales, ou purement sociales. Une conséquence de cette identification est que tous les autres types de musique sont considérés et critiques sur la base de cette identification. Il est difficile d’apprécier un type de musique qui véhicule des valeurs à l’égard desquelles nous sommes incapables de nous identifier. Un bon exemple est le rap. Similairement au jazz ou au rock à leur début, c’est une musique qui désire exprimer ouvertement une rébellion à l’égard d’une situation sociale ingrate, et j’oserais même dire débilitante. Il est difficile d’apprécier cette musique si on ne s’identifie point à ce type de rébellion, si on l’ignore parce que trop loin de nos préoccupations sociales, ou encore si on considère qu’elle n’a aucune valeur, par exemple, justement parce que ces valeurs vont à l’encontre des nôtres. À l’opposé, beaucoup de jeunes rappers peuvent difficilement apprécier la musique classique puisqu’elle fait référence à la musique du blanc, de l’oppresseur, du riche et autres valeurs similaires.

D’autre part, surtout chez les adolescents, des amitiés vont souvent se nouer et se défaire en fonction des types de musique écoutés. Il est fréquent de voir des jeunes se critiquer sévèrement et briser des amitiés parce qu’un membre d’un groupe d’amis écoute des types de musique différents. On retrouve quand même la même chose chez un large nombre d’adultes. Il est évident qu’on va préférer assister à un concert de musique classique avec des amis qui aiment ce type de musique qu’avec ceux qui ne l’aiment point. Par ailleurs, certaines personnes vont n’écouter qu’un type de musique unique, d’autres plusieurs types de musique. Avec la prolifération des types de musique, il est difficile de n’écouter et de n’apprécier qu’un type unique. Toutefois, ceux qu’on écoute sont généralement bien sélectionnés pour la raison, mentionnée ci-haut, qu’on va écouter les types de musique qui véhiculent des valeurs socioculturelles auxquelles on peut s’identifier et qui définissent en grande partie notre identité sociale. Ceux qui n’apprécient qu’un type unique de musique refusent généralement de s’identifier aux valeurs de tout autre type. Cette identification à un type de musique se fait aussi tout autant à l’égard d’un artiste particulier. L’extrémisme à cet égard se remarque facilement : on connaît tous la très grande popularité des fans d’Elvis Presley, dont plusieurs vont s’habiller et se coiffer comme lui et même se faire faire une chirurgie plastique pour lui ressembler encore plus. On remarque la même chose avec Boy George, Madonna, Michael Jackson. Ces fans vont réprimer leur identité propre pour prendre celle de leur star. Il existe un phénomène particulier à cette identification. Nous semblons posséder la musique qu’on apprécie. Et lorsque nous en parlons, nous considérons que cette musique qu’on aime est LA musique, l’art musical par excellence. «Notre» musique définit ce que pour nous la musique et nous définit par la même occasion par rapport à la musique dans son ensemble. Si quelqu’un se permet de la critiquer, nous pouvons être froissés dans notre orgueil. Nous pouvons agir comme si cette critique s’adressait à nous personnellement. Pourtant, la seule chose que nous possédons n’est pas cette musique ou cet artiste mais bien notre identification à ces derniers. Plus cette identification est profonde ou intense plus nous ferons de cette musique la musique de notre choix, sur la base de laquelle nos goûts musicaux (dans le sens général du terme) s’établiront.


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